La Revue rose
On l’appelle ainsi à cause de la couleur de la couverture. C’est en fait la Revue scientifique, fondée en 1863 (Baillère, éd.), elle est hebdomadaire de 1863 à 1924, mensuelle ensuite. C’était aussi l’époque de la Revue bleue qui était une revue politique et littéraire publiée par le même éditeur, et aussi de la très connue Revue blanche (1889-1903), fondée par les frères Natanson. Elle accueillait des débats sur tous les sujets de société, promouvait la peinture moderne, avait des contributeurs tels que Proust, Gide, Claudel, Jarry… (Cf. Olivier Barreau et Pascal Ory : La Revue blanche. Histoire, anthologie, portraits. La Table ronde, 2012).
Le numéro du 22 janvier1887 de la Revue rose comporte peu d’articles qui captent l’attention, la relation des travaux de Pasteur sur la rage est intéressante. La confrontation des opinions relatée par un dialogue fictif entre deux médecins est savoureuse, celui favorable à Pasteur affirmant à l’opposant qu’en cas de besoin il irait sur le champ « se faire inoculer par M. Pasteur ». Celui-ci rend les armes : « Eh bien ! Oui, j’irais ; mais j’aimerais mieux ne pas être mordu. ». A la suite, sous la rubrique « Variétés », un article d’un livre qui paraîtra prochainement à la librairie Alcan : L’Homme criminel de M. Lombroso.
C’est l’ouvrage majeur de celui-ci ; L’Uomo delinquente ayant paru en 1876 en Italie, on peut s’étonner de cette traduction tardive. La Revue rose publie en avant-première un article, pour lequel elle n’a retenu qu’un sujet anecdotique, à savoir l’article intitulé :
La langue des criminels et l’argot.
Lombroso a eu des précurseurs, des dictionnaires de l’argot ont vu le jour. François Vidocq, (1775-1857) a publié un recueil d’expressions argotiques, (une consultation attentive permettrait peut-être de trouver quelques formules issues du bagne de Brest, fréquenté un temps par l’auteur). Victor Hugo consacre à l’argot une des nombreuses digressions des Misérables. ((Quatrième partie, livre septième). Quatre petits chapitres fort intéressants, du grand Hugo ! (…)
Revenons à Lombroso. Le compte-rendu de La revue rose occupe 7 pages, sur 2 colonnes. L’auteur, à côté des très nombreuses expressions usitées en France, rapporte des formes italiennes, bien sûr, même s’il « n’a pu faire que des études peu nombreuses et de courte haleine sur les argots de la Calabre et du lac Majeur », et a porté son attention sur les argots de Sicile, du Piémont, et du duché de Parme. Pour Lombroso, l’argot n’est envisagé que dans un cadre criminel, il est un élément de compréhension, car le « philosophe trouve là un moyen de pénétrer dans les replis de l’âme de ces malheureux ; il peut voir par exemple, quelle idée ils se font de la justice, de la vie, de l’âme et de la morale.
Le plan suivi par Lombroso est discutable : citons-en quelques informations et réflexions :
- Des exemples variés dans les deux langues où on retiendra « l’expression « « étrangler un perroquet », qu’un néologiste a essayé de transformer en « stranguler un ara » », alors que c’est bien évidemment boire un verre d’absinthe ! Une belle formule de Lombardie : « occhiali di Cavurro [lunettes de Cavour], pour les menottes. Cette expression, étrange, atteste la logique bizarre de basses couches du peuple qui confondent la politique avec la morale ».
- « Il importe de noter la richesse extraordinaire de synonymes servant à désigner certains objets ou certaines parties qui intéressent spécialement les malfaiteurs ; ce sera un moyen de mieux connaître ces derniers. Ainsi, on trouve 17 termes différents pour indiquer les gardes ou carabiniers, 7 pour indiquer les poches, et 9 pour désigner le crime de sodomie. (…). « L’argot français a 44 synonymes pour exprimer l’ivresse, et, en outre, 20 pour rendre l’action de boire, 8 pour désigner le vin ; cela fait en tout 72, tandis qu’il y en a seulement 19 pour l’eau, et 36 pour l’argent. Les criminels ont besoin de posséder des bons yeux, (et nous avons vu qu’ils ont l’orbite plus développée que le reste des hommes) ; aussi les appellent-ils « ardents », « clairs », « mirettes », « quinquets ». Ils ont tendance à animaliser, à désigner ce qui touche à l’homme par des mots s’appliquant aux bêtes ». Lombroso pense « que l’argot qui devrait être une langue très riche est pauvre » ; cela peut se discuter, mais l’auteur dont on voit apparaître les thèses, et qui ne déborde pas de sympathie pour les malandrins, prétend à travers les exemples qu’il cite faire connaître « les lois qui président à la formation de cette langue étrange ».
- Diffusion des argots ; « Un des caractères les plus curieux est leur extrême diffusion. Tandis que chaque région de l’Italie a son dialecte propre, et qu’il serait impossible à un Calabrais de comprendre un Lombard, les voleurs de Calabre ont le même lexique que ceux de Lombardie ».
- Genèse des argots. « Tout le monde explique l’origine de l’argot par la nécessité où se sont trouvés les malfaiteurs d’échapper aux recherches de la police ». Mais Lombroso devient plus ouvert et reconnaît que les argots ne sont pas, comme on pourrait croire, un phénomène exceptionnel, mais bien une coutume universellement répandue. Toutes les professions jusqu’à un certain point ont le leur.
- Rôle des Corporations : « J’ai vu, dans une même vallée, des ramoneurs, des vignerons, des valets de chambre, des badigeonneurs, ayant chacun leur argot, et à côté, des maçons et des chaudronniers en parlaient un autre, qui se rapprochait de celui des brigands, et par bien des points se confondait avec lui« . Revenant aux brigands, il remarque que « cette engeance se réunit toujours dans les mêmes centres, galères, lupanars, tavernes, et n’a de relations qu’avec ceux qui manifestent des tendances analogues aux siennes ; qu’avec ces derniers, elle fraternise avec une imprévoyance et une facilité extraordinaire, trouvant dans l’argot, comme l’a si bien établi Vidocq, un moyen de reconnaissance, un mot d’ordre ».
- Lexique : Que, dans leurs scènes d’orgie, un mot nouveau, une phrase extraordinaire, absurde même, mais vive, piquante ou bizarre, vienne à frapper leurs oreilles, ils s’en emparent aussitôt et lui font les honneurs de leur lexique. Comme on voit les pédants recueillir amoureusement les curiosités grammaticales, […] ainsi les malfaiteurs amassent avec soin les mots de quelque mauvais étudiant perdu dans leur milieu, s’efforcent de le mettre en circulation, et s’en parent comme d’un riche butin. Lombroso fournit des exemples d’allusions ironiques où ce n’est pas l’analogie du son, mais la relation d’idées qui a guidé l’esprit.
Le choix fait par la revue pour rendre compte de L’Homme criminel n’est pas le meilleur possible. Lombroso qui a beaucoup lu, a indéniablement de grandes connaissances. Ce n’est ni un linguiste, ni un lexicographe, son approche de médecin est seulement utilitariste, visant à cerner plus finement une catégorie : l’Uomo delinquente, le criminel-né, jusque dans son argot.
J-N C